Comprendre: la finance au service de l'économie réelle

Publié le 31 Janvier 2016

Comprendre: la finance au service de l'économie réelle

Par Guillaume Emin, analyste financier

Les premières images venant à l’esprit quand on parle de finance ne sont pas toujours reluisantes : crise des « subprimes », affaire Bernard Madoff, affaire Kerviel, scandale du Libor, maquillage des comptes publics de la Grèce, paradis fiscaux, rémunérations démesurées, etc. Les scandales et controverses sont nombreux, et les chrétiens savent bien combien l’attrait de l’argent peut conduire aux pires excès. « On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon » dit Jésus dans Matthieu 6:24.

Et pourtant la finance conserve dans le même temps une utilité sociale essentielle à condition d’être mise au service de l’économie réelle et du bien commun. Au fond l’activité financière peut se résumer à une fonction très simple au sein de l’économie : mettre en relation les agents économiques en capacité de financement avec les agents en besoin de financement.

Il s’agit d’une fonction très simple (malgré toutes les sophistications qu’on peut lui trouver) mais aussi très humble. Ce rôle de la finance signifie en effet qu’elle ne produit rien d’elle-même. L’argent à lui seul, même avec les années, ne fait pas de petits. Il a fondamentalement besoin d’être au service d’autre chose que lui-même.

Tout l’enjeu est alors d’éviter que l’utilisation de l’argent (en particulier le capital accumulé) ne soit déconnectée des besoins de l’économie réelle. Entre 2009 et 2013, il a été estimé que 6 800 milliards de dollars ont été alloués à des investissements finalement inutiles en Chine (villes finalement inoccupées…)[1]. En Europe Finance Watch estime que moins de 30% seulement des ressources actuelles des banques européennes sont destinées à une clientèle située en dehors du système financier[2], les bilans bancaires étant largement constitués d’actifs et passifs servant au fonctionnement interne du système financier. Enfin, des travaux d’Adair Turner ont mis en évidence le fait qu’une grande partie du crédit finance non pas la création de nouveaux actifs mais des transactions portant sur des actifs déjà existants (immobilier commercial, logement…)[3].

Au service des besoins de l'économie réelle

Les besoins de l’économie réelle dans le monde sont pourtant immenses : 3350 mds USD par an d’ici 2030 selon les prévisions McKinsey pour le développement de nos infrastructures en « business as usual » (60% de plus que depuis 1995)[4] ; 2500 mds USD par an d’ici 2035 selon l’AIE pour les seuls secteurs de l’approvisionnement et l’efficacité énergétiques si nous décidons de limiter le réchauffement climatique à 2°C (70% de plus que sur la période récente)[5] ; 5000 à 7000 mds USD par an d’ici 2030 pour atteindre les objectifs de développement durable des Nations Unies principalement dans les pays en développement (pauvreté, alimentation…)[6].

Peu importe au fond de savoir quels seront précisément les montants nécessaires. La finance a ici un rôle crucial à jouer et doit pour cela être fortement réorientée vers l’économie réelle. Ceci implique aussi l’action du régulateur et un volontarisme politique, seul capable d’imprimer sérieusement des priorités liées au bien commun (comme pour la limitation du changement climatique).

Quelques points d'attention

Si la priorité réglementaire et politique après la crise financière de 2008 a été de stabiliser le système financier, elle devrait être aujourd’hui de mieux orienter la finance au service de l’économie réelle et des défis actuels du bien commun. Sans épuiser ce chantier passionnant, on peut notamment esquisser les points d’attention suivants dans cette perspective :

  • Cette réorientation de la finance nécessitera une profonde revalorisation du long terme (à titre d’exemple la durée moyenne de détention des actions américaines a chuté de 7 ans en 1940 à 1 an en 2000, et même 22 secondes en 2012 en raison du trading à haute fréquence[7]).
  • Il semble nécessaire de retrouver une plus grande modération dans la rémunération des capitaux. Le court-termisme des activités financières provient en partie d’attentes élevées de rémunération du capital (les taux attendus servant à comparer les flux futurs avec les capitaux actuels, ce qui tend à dévaloriser fortement les flux futurs). Début janvier 2015, le coût moyen du capital sur le marché mondial était d’environ 7%[8], ce qui représente une attente de doublement du capital tous les 10 ans (après prise en compte des risques mais aussi d’un coût du temps). Même dans le cas où des risques significatifs se matérialiseraient, il s’agit là d’attentes de rentabilité très éloignées des tendances de la croissance mondiale. Il est intéressant de noter ici que la rémunération du capital prêté n’a rien d’évident historiquement que ce soit dans la pensée d’Aristote, le judaïsme, le christianisme ou l’Islam (dans lequel le taux d’intérêt reste d’ailleurs toujours interdit). Pour saint Thomas : « Recevoir un intérêt pour l’usage de l’argent prêté est en soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice »[9]. Ainsi à certaines époques le Moyen-Âge a préféré substituer au taux d’intérêt des pratiques astucieuses de « partage ex post des bénéfices résultant du capital investi, selon une clé de répartition définie ex ante »[10].
  • Une meilleure coopération entre la finance privée et la Puissance publique est nécessaire, notamment du fait de la dimension systémique des risques portés par les acteurs financiers. Certains acteurs financiers sont « too big too fail »[11] et bénéficient ainsi d’un soutien structurel des pouvoirs publics. Ils ne peuvent alors pas être considérés comme des acteurs privés comme les autres, et il est important de veiller à ce que le fonctionnement du système financier ne repose donc pas sur un principe de « privatisation des profits et mutualisation des pertes ».
  • Un meilleur fléchage des financements pourrait faciliter le développement de classes d’actifs correspondant aux besoins actuels (par exemple des actifs « de transition écologique ») et faciliter par la suite d’éventuelles interventions ciblées du régulateur.

« L'argent est un bon serviteur et un mauvais maitre » disait Horace. La tentation matérialiste d’idolâtrer l’argent ne date pas d’hier. Mais quelle libération il y aurait à nous en détacher complètement, pour enfin aborder franchement les défis actuels de la dignité humaine, du développement intégral, de la transition écologique, du bien commun !

[1] Financial Times. China has ‘wasted’ $6.8tn in investment, warn Beijing researchers. Novembre 2014.

[2] Finance Watch. A missed opportunity to revive “boring” finance? A position paper on the long term financing initiative, good securitisation and securities financing. Décembre 2014.

[3] Turner, Adair. Credit, Money and Leverage: What Wicksell, Hayek and Fisher Knew and Modern MacroEconomics Forgot. Septembre 2013.

[4] McKinsey Global Institute. Infrastructure productivity: How to save $1 trillion a year. Janvier 2013.

[5] AIE. World needs $48 trillion in investment to meet its energy needs to 2035. Juin 2014.

[6] UNCTAD. World Investment Report 2014: Investing in the SDGs: An Action Plan. 2014.

[7] Trendsetter. Faut-il avoir peur du trading à haute fréquence ? Septembre 2012.

[8] Damodaran. Data. Site internet.

[9] Thomas d’Aquin, Somme Théologique. « La Justice », tome 3, Iia-IIae, Questions 67-79, Les péchés d’injustice, Question 78, art. 1. XIIIe siècle.

[10] Revue d’économie financière. L’interdiction du prêt à intérêt : principes et actualité. 2013.

[11] « Trop gros pour faire faillite »

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